Rue de Paris
Frédéric Teschner
- Auteur·ices
- Frédéric Teschner
- Titre
- Rue de Paris
- Éditeur
- Franciscopolis
- Année
- 2018
- Description
Novembre 2015 → Janvier 2018
10 gravures tailles-douces
10 fois 5 exemplairesExposition en 2018 à La Passerelle à Brest puis en 2019 au SIGNE à Chaumont.
- Dimensions
- 120 × 180 cm
- Soutien
la commission mécénat de la Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques
- Liens
Écran 1 – un appareil photographique
Frédéric Teschner arpente la rue de Paris à Montreuil. Il en photographie, enregistre, compile, les fragments. Des détails comme autant de notes prises sur le vif. Tout y passe : sacs plastiques jonchants le sol, encombrants abandonnés, détritus, tags, traces, serpillères informes <a class="footnote-call" href="#1">1</a>. Rue de paris est le premier territoire que traverse Frédéric Teschner dès lors qu'il franchi les portes du studio. Il y teste la variabilité et le pouvoir des matériaux, souples, rigides, rugueux ou lisses. Ces matériaux sont les éléments d'un décor fait de raccords participant à la construction d'un non-lieu paradoxal qui tiendrait de l'agencement provisoire <a href="#2" class="footnote-call">2</a>, un lieu d'hétérogènes, d'expériences tactiles et optiques <a href="#3" class="footnote-call">3</a>, une trame transitoire déjà.
Écran 2 – l'ordinateur
Frédéric Teschner filtre, soustrait matières et caractéristiques utiles. L'image enregistrée est ensuite segmentée, débitée en unité. Si l'on tient pour établi que toute technique procède à une décomposition de l'image en unité qu'elle peut traiter – trame-pixel-point-noir, chez Teschner le noir et le blanc ne sont pas, uniquement, des informations utiles, ils peuvent être plastiquement mis en scène telle une situation extrême, de passage à la limite, comme si il voulait mettre en évidence l'effacement de nos écrans et la mise à nu de leurs matérialité même. Dans la chaîne qui mène l'image a l'impression les écrans comme aire (j'ai pensé à « Notes sur le cinématographe » de Bresson ou il parle du cadre et de l'écran) jouent un rôle fondamental. Les informations les images y transitent. Frédéric Teschner, artiste et graphiste, sait l'importance de l'écran comme lieu de recomposition, de décentrement, et de transmission.
L'image n'existe que de manière latente en deçà de l'écran. Mais elle existe néanmoins en tant que fichier informatique synthétisant des données susceptibles d'être interprétées par l'imprimeur. L'image produite sur écran en dépit de transparence matérielle à laquelle elle aspire légitiment nous met toujours à une réalité techniquement médiée. L'intelligence plastique consiste précisément à prendre pour motif les caractéristiques utiles propres aux matériaux et aux dispositifs mis en œuvre pour inscrire techniquement dans l'espace de l'image autre chose de la représentation sans nécessairement s'y dérober. Même transitoire l'écran doit en permanence corriger des processus qui l'occulte et n'a d'existence que confronté à un réel qui perpétuellement le contrarie. Imprimer une image c'est planifier une suite organisationnelle d'inefficacités qui, on l'espère, se compensent les unes les autres. Il est toujours saisissant d'observer comment les designers graphiques, fréquentant les ateliers d'impressions, interrogent la qualité des surfaces et des encres – allant en dû reconnaissance du milieu – un peu fétichiste les graphistes. J'ai vu des graphistes caresser un papier comme on caresse la peau de l'etre aimé. J'ai vu des graphistes sentir les pots d'encres comme on respire un parfum. Frédéric Teschner a une fascination pour cette matière noire qu'est l'encre, celle-ci dans une grande partie de son œuvre obture, interfère, sature parfois une image déjà existante, soulignant par la même la nature fragile et illusionniste de celle-ci.
Imprimer, pour Frédéric Teschner c'est envisager faire couple d'une relation entre écran numérique et écran de sérigraphie. Il s'agira, pour exemple, de faire apparaître des relations complexes entre le propre et le sale, le sec et l'humide. Si le propre et le sec apparaissent, dans notre imaginaire, conditions nécessaires au fonctionnement des nouvelles technologies, les techniques, comme la sérigraphie et la gravure, se développent en milieu humide, produisant leur propre matérialité, poussières, tâches et autres imperfections. La pratique de Frédéric Teschner semble vouloir aller contre cette « étanchéité » des pratiques – tenter de contrer en partie les logiques, les temporalités et les espaces consacrés propres à chacune des phases de la chaîne graphique.
Si certains refusent de confronter la réalité du passage par les techniques humides et se contentent d'envoyer par mail le fichier à l'imprimeur, d'autres plus inquiets semblent au contraire tenir à accompagner physiquement leur image jusqu'à son actualisation, et, tu connais l'importance pour Frédéric des rendez-vous de calage à l'atelier de sérigraphie Lézard graphique <a href="#4">4</a>.
Chez Frédéric Teschner le traitement de l'image imprimée peut transiter par des états caractéristiques qui lui sont attachées telles que l'humidité, l'instabilité, le risque de bavure, éventuellement de moisissures sont assumées et deviennent partie intégrante jusqu'au travail lui-même. Chez Teschner l'image devient donc double, elle est substance lumineuse flottante mais aussi matière visqueuse et noire. L'image imprimée nous intéresse ici dans la mesure où elle porte en elle dans tous les cas un refus de l'immédiateté. Elle procède par une sorte de mise à distance du geste, avec la possibilité de dissocier, d'une certaine manière, le geste créateur du résultat obtenu. Cette mise à distance peut prendre plusieurs formes : la mise à échéance de l'activité telle qu'elle est structurée par la technique, comme l'est la taille douce ou la sérigraphie, avec notamment les longs temps de repos pendant lesquels le processus évolue sans l'intervention du graveur-imprimeur. Dans ses échanges avec l'imprimeur, il s'agit d'aménager de la souplesse dans la chaîne pour mieux la pervertir, une possibilité accrue de rectifier, de modifier le processus d'impression (changement de papier, d'encres. Je voudrais dire ici tout ce que je dois à Pierre Di Scullio alors que je n'étais qu'un petit prof assistant aux arts deco de Strasbourg m'a proposer d'initier un workshop qui s'appelait couche par couche – j'ai énormément appris à son contact) je reprends donc cette conscience aiguë de l'état transitoire de l'image entre le contact et l'écart anime Frédéric Teschner. C'est celle de l'image en train de se faire du décrochement de l'image encore humide, de la trace non fixée et qui met la pratique en état d'émergence.
On retiendra de la sérigraphie par exemple, cette caractéristique d'arracher au sens propre l'image à l'écran. de cet arrachement, il y reste toujours quelque chose en mémoire, l'image restante <a href="#5" class="footnote-call">5</a>. Les techniques humides, de part l'aléa, l'inconfort et l'insécurité qu'elles engendrent, demandent un effort d'anticipation – de nombreux graphistes comme Frédéric Teschner vont intérioriser ces contraintes faibles pour réactiver et adapter leur rapport à la production des images.
10 tailles douces, grand format
En basculant vers la taille douce l'image devient matrice et empreinte <a href="#6" class="footnote-call">6</a>. Matrice désigne le milieu ou le support ou quelque chose s'engendre, prend racine, se développe avant de voir le jour. Quand on parle d'impression, la matrice désignée le support utiliser pour graver l'image qui sera ensuite imprimée sur papier (plaque de métal, planche de bois, Pierre lithographique…) L'image trouve ici une de ces possibles actualisation mais la matrice sur laquelle elle est gravée réactive sa potentialité (tirages, transformations de la matrice elle-même) Frédéric Teschner avait le désir de ré-intervenir sur les matrices en obturant des parties de celle-ci avec un jus noir plus ou moins opaque. Les images que nous conservons et qui sont exposées au Signe, ne sont qu'une étape intermédiaire d'un travail encore à faire, que le graphiste envisagerait comme le support de nouvelles expériences plastiques. L'image ne sort pas indemne de cette manipulation et de sa traversée à travers les écrans Puzzles éclatés, lacunaires, mondes raréfiés, espace tombeau, ellipses géométriques, espaces non suturés, cicatrices, failles, ratures, faux raccords sont autant de symptômes de ces actualisations successives, d'un essoufflement des formes. Les trames de Frédéric Teschner semblent avoir été tissées sur l'idée d'un manque, d'une absence, elles portent les traces non dissimulées et parfois forcées des outils informatiques, double travail du rapprochement et de l'effacement. l'opacité se substitue à la transparence. L'image procède de successions non raccordée et non totalisables de fragments concret. Il est d'avantage question de matérialité, d'adhérence, et c'est là que, grâce à la profondeur des morsures, le gaufrage qui en résulte, la gravure accentue la remontée magmatique des signes. Pourquoi imprimons nous encore ? Et surtout comment imprimons nous ? Je vois émerger de nouvelles figures d'artiste et de graphiste imprimeur – de nouvelles stratégies dans cette génération qui opère une critique dans l'émancipation promise par la culture globalisée du logiciel.
Florian Cramer coupait court fort justement à cette fausse dichotomie : imprimé / électronique pour nous aider à repenser cette avant-garde le la nouvelle culture imprimée post numérique. Quoi de plus rafraîchissant finalement que ce regard amusé sur l'environnement dont les jeunes imprimeurs et graphistes éditeurs proviennent – le post digital. A l'heure de l'hypershère, peut-on encore penser l'imprimé ? Il y a-t-il un imprimé dans le champ élargi, comme Rosalind Krauss parle de la « sculpture dans le champ élargi » en croisant des disciplines. Je suis assez fasciné par la liberté avec laquelle certaines et certains braconnent (certeau), et n'hésitent à se revendiquer amateurs. Par conviction ou parfois par soucis d'économie il bricole (Lévis Strauss Andre Mary) souvent compensent étalonnent négocient ils créent, enfin, autant de plateformes mutualisables – inventer et partager comme moyen possible de re-habiter le monde. Faire et – faire avec d'autres – on a rien inventé de mieux.
- Georges Didi-Huberman, Ninfa Moderna, Essai sur le drapé tombé, collection art et artistes-Gallimard, Paris, Gallimard, 2002.
- Voir comme pré-agencement du désir, Gilles Deleuze, Félix Guatarri, Capitalisme et Schizophrénie I, L'anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 54.
- « Une pression du doigt suffisait pour conserver l'événement pour un temps. Illimité. L'appareil conférait à l'instant un choc posthume à des expériences tactiles de ce genres ce sont ajoutées des expériences optiques, comme celle la partie publicitaire d'un journal, mais aussi la circulation dans une grande ville, le déplacement de l'individu s'y trouve conditionné par une série de chocs et de heurts. » Walter Benjamin sur quelques thèmes baudelairiens cité dans Dans la trame et le hasard, Jean-François Chevrier, l'Arachnéen,
Paris, 2010. - Le Lézard graphique, est un atelier de sérigraphie fondé en 1979, par Jean-Yves Grandidier. Il est situé à Brumath en Alsace.
- Notion développée par Léo Coquet page 107 de sa thèse de doctorat « L'artiste imprimeur faire impression à l'ombre de l'hypersphère » soutenue en novembre 2018 : « l'image fantôme conceptualise une manière singulière d'écrire le temps. Cette dernière est basée sur le concept de « restance » chez Derrida et sur ma lecture de l'Éloge de l'ombre de Junichirô Tanizaki, ce que nous venons de voir c'est qu'il existe non pas une image fantôme mais deux. Deux cas qui sont comme deux déclinai sons d'un même concept. L'image fantôme restante est un outil de lecture qui aide à mieux lire le temps et les espaces que nous habitons parce qu'elle nous rappelle le caractère éphémère de notre présence et qu'elle perturbe la représentation du temps auxquels les récits historiques ont recours. »
- L'empreinte dédouble. D'une part elle crée un double un semblable ; d'autre part, elle crée un dédoublement, une duplicité, une symétrie dans la représentation Chez Duchamp, le recours au paradigme ou au processus de l'empreinte dans son œuvre tient beaucoup à son intérêt pour les phénomènes de dédoublement, « similarité » ou « semblabilité », comme il aime dire, mais aussi de « symétrie » ou de « pliure dans l'image » Georges Didi-Huberman, L'empreinte, p.136-137
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