Le Royaume

Marie Quéau avec Helmo

Franciscopolis

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Auteur·ices
Marie Quéau avec Helmo
Titre
Le Royaume
Éditeur
Franciscopolis
Année
2019
Description

Gravure sur bois
Papier Inuit Origin Blanc blizzard 160 g
Édition de 60 exemplaires numérotés et signés

Dimensions
70 × 95 cm
Liens

Un point, une trame, une forme, un être tombé dans un styx bourbeux où le regard pénètre difficilement. Une masse noire laissant de temps à autre entrevoir des clartés fulgurantes, qui arrachent un visage à l’obscurité.

Des lignes vives et rudes sillonnent la planche, faisant apparaître la madrure du bois, écorchant la figure entrevue. Ce sont des veines, des fibres, des vaisseaux et des zones d’intenses bourgeonnement de matière. On pourrait s’attarder sur la poésie des loupes et des nœuds : Ne dit on pas on dit du bois aussi qu’il est accidenté ? L’enchevêtrement des branches diverses et la désorganisations des mailles dans les racines forment des complications qui composent à la surface de la planche des dessins variés.

En raison de la personnalité unique de chaque planche, la gravure sur bois lie irrémédiablement la figure au support et la forme au fond. Comme un masque, la figure emprunte au dessin du bois une expressivité renouvelée. La gravure sur bois est en quelque sorte une accentuation de l’essentiel (Hofstätter). Cette lutte contre la matière, ce combat contre la nature elle-même, ce n’est pas seulement sur le papier qu’ils se matérialisent, mais tout au long de la genèse de l’oeuvre, tout au long du travail de traduction qui s’opère pour effectuer la transposition de l’image depuis l’écran jusqu’à la surface sensible du bois.

Contemplant son bloc de bois, le graveur imprimeur sait qu’il va devoir arracher des lambeaux de cette masse avec des instruments effilés et aiguisés. Les outils aujourd’hui ont changé. Du scalpel comme du ciseau à bois, on est passé au laser; le chirurgien comme le graveur n’incise plus, il brûle ; la surface sensible reste la même, l’outil change. Mais peu importe qu’il s’agisse d’inciser ou de brûler : dans aucun cas n’existe la moindre place pour l’à-peu-près. Le morceau de bois arraché à son bloc est perdu sans rémission (et sa perte peut être aussi fatale que celle de la livre de chair que réclame Shylock. NDT)

Collaboration en plusieurs étapes

À partir de la photographie de Marie Quéau, le collectif de graphistesThomas Couderc et Clement Vauchez ont produit un fichier numérique comprenant un dessin vectoriel 2D de l’image à graver. L’imprimante laser va fonctionner de la même façon qu’une imprimante à jet d’encre, mais elle va graver des points au lieu de projeter de l’encre en balayant toute la surface, sachant que les zones de travail de la machine ont été définies soit en noir, soit en niveaux de gris. Ce premier traitement de l’image consiste en quelque sorte à la simplifier et à la réduire, pour ce qui nous concerne, en à-plats blancs et noirs. Il s’agit de traduire l’image pour qu’elle s’adapte aux paramètres de la machine, mais, dans le cas de la gravure sur bois, il s’agit aussi et surtout d’anticiper la nature même du support sur laquelle cette image sera gravée.

Penser l’image pour l’impression c’est d’abord filtrer, soustraire les matières et les caractéristiques pertinentes. L’image enregistrée est segmentée, débitée en unités. Toute technique de transfer procède à une décomposition de l’image en unités qu’elle peut traiter : trame, pixel, point noir. Même si l’imprimante laser est capable de traiter un ficher en 1200 dpi, il ne faut jamais oublier d’anticiper la nature et la qualité du support, ses spécificités, sa fragilité, sa composition. Pour le bois, on prendra en compte l’épaisseur, la nature du bois, sa dureté, son homogénéité, ses irrégularités, ses composites.

Imprimer une image, c’est planifier une suite organisationnelle d’inefficacités ( de gestes dont on ne peut contrôler entièrement la part d’aléatoire ) introduisant une série d’incertitudes qui, on l’espère, réussiront à se compenser les unes les autres, afin de produire, mieux que ne le ferait la répétition à l’identique, une édition ou une affiche. Car imprimer, c'est aussi une recherche de la différence grâce aux accidents, aux erreurs, aux surprises.

Au départ, une photographie de Marie Quéau qui nous donne à voir un visage émergeant de la boue (série « Le Royaume »). Le spectateur ne distingue plus les traits du visage, seulement un masque littéralement liquide, qui ne laisse clairement apparaître que le détail des deux yeux.

Les Helmo interprètent cette liquidité et cette viscosité à leur tour en s’orientant de manière radicale vers la gravure sur bois. Parfaitement à l’aise avec les techniques d’impression qu’ils utilisent avec une grande dextérité et qui sont souvent l’enjeu même de nombre de leurs propositions graphiques (on pense à Stratigraphies par exemple ( date ), les Helmo vont trouver dans la gravure sur bois les principes d’une nouvelle traduction de la matière, du dégoulinant, de l’épaisseur, de la boue. Cette boue va se matérialiser ici dans la viscosité noire de l’encre typographique qui sature la surface.

En effet, lors de l’impression, il suffit concrètement d’un encrage un peu gras pour que l’encre devienne réellement une «boue» qui déborde et noie certains détails de la gravure. On peut dire ici qu’il s’opère une synthèse entre travail plastique et travail sémantique. Chez les Helmo, travailler l’apparence plastique de la surface de l’image imprimée (couche brillance, matité, recouvrement ) c’est toujours chercher à modeler l’image dans le sens du Sens.

Dans cette image, Il faut donc renoncer à saisir tout de suite le réel, mais à l’appréhender petit à petit par sa surface : encre, matière noire, boue, masque, visage. Cela peut paraître paradoxal que des graphistes 2.0 aient recours à une technique aussi archaïque que la gravure sur bois. Paradoxal et peu rentable si l’on considère le nombre limité de tirages et la fragilité des matériaux. Mais ce qui entre d’avantage en jeu dans leur travail, c’est ce que l’imprimé offre parfois de manière paradoxale. La visée plastique n’aboutit que si elle exploite les possibilités offertes non seulement par l’écran où les graphistes conçoivent d’abord leur proposition, mais par l’ensemble de l’appareillage technique qui achemine l’image de sa conception vers son impression. Là où un projet utilitaire peut privilégier le fond au détriment de la forme, se contentant de faire passer un message, une œuvre plastique se doit d’exploiter au maximum toutes les ressources des techniques auxquelles elle a recours.

Il en résulte chez Les Helmo ce refus de produire une image égalisée, lisse, neutre, pour réaliser des images qui exploitent toutes les déclinaisons possibles des matériaux et des dispositifs qu’ils utilisent, de telle sorte que la forme redevienne porteuse de sens.

Le processus de traduction cependant n’est pas encore achevé. Après la réalisation de la gravure sur bois, reste l’impression sur papier, et l’intervention de l’imprimeur, avec ses nouveaux aléas. Car si le propre et le sec sont les conditions nécessaires au fonctionnement des nouvelles technologies, les techniques comme la sérigraphie et l’impression de gravures, en revanche, se développent en milieu humide, produisant leur propre matérialité, sous forme de poussières, de taches et autres imperfections. L’humidité entraîne des imprévus liés aux caractéristiques qui lui sont propres, telles que l’instabilité, le risque de la bavure, et même éventuellement de la moisissure.

La mise en tension entre la photographie, sa traduction numérique, la gravure sur bois et l’impression sur papier qui en est l’aboutissement, nous permet de faire valoir ces notions de liquidité et d’épaisseur de couche de façon contrastive.

Le rapport au virtuel, et donc à la simulation, nous place d’emblée dans la chose à faire, sans considération pour des mises en œuvres spécifiques. Contrairement à l’ordinateur, l’imprimeur ne se limite pas à une opération de traçage (c’est-à-dire à la production d’une ligne), mais se voit obligé de contrôler aussi la liquidité d’une matière et son accroche sur le papier en jouant sur la pression, le choix d’une orientation de la racle ou du rouleau, pour ne rien dire de la vitesse plus ou moins grande de l’exécution.

Au final, l’image imprimée exprime le temps, voire en propose une expérience multiple, une «hétérochronie». Les erreurs, les coulures et les défauts d’impression font partie du programme et assurent le résultat. Comme le disait Derrida, la gravure est le résultat d’«une trace comme expérience».